Chroniques

par gilles charlassier

Don Carlos
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 25 octobre 2017
Nouvelle production de Don Carlos de Verdi, dans sa version originale, à Paris
© opéra national de paris | agathe poupeney

Cela tenait de l'événement de la saison. Avec une distribution réunissant nombre des plus grandes voix du moment, certaines en prise de rôle, le retour du Don Carlos à l'Opéra national de Paris, dans la version initialement conçue par Verdi, exactement cent cinquante ans après la création le 11 mars 1867, réunissait tous les ingrédients pour faire exploser le box-office. Autant dire qu'il ne fut pas aisé de se faufiler au milieu de cette demande, parfois attisée par l'idolâtrie, plus que l'œuvre en elle-même, ainsi qu'en témoigne l'hystérie aux portiques de Vigipirate à la sortie des artistes.

C'est d'abord la redécouverte d'une partition jamais jouée dans la Grande Boutique qui mérite l'attention – avant l'introduction du ballet et les coupures réalisées pour la générale. Sans ignorer les conflits qui opposèrent les conceptions de Verdi et celles de l'institution parisienne, ni verser dans le fétichisme de l'authenticité, on ne peut que se réjouir d'entendre l'intégralité du développement dramatique imaginé par le compositeur – franco-italien, devrait-on oser au regard des aléas géopolitiques. Car si la mouture milanaise de 1884 demeure la plus commune sur les affiches, elle transforme singulièrement le sens de l'ouvrage, alors davantage tableau de grands d'Espagne que peinture intime des sentiments. En ce sens, retrouver l'acte de Fontainebleau – d'ailleurs repris à Modène en 1886 et que n’ont pas biffé les premières soirées en traduction italienne, à Naples en 1872 – contribue à restituer ces intentions originelles, non seulement parce que l'argument gagne en lisibilité explicite, mais parce que plus d'un motif mélodique développé dans les actes suivants s'esquisse ou s'exprime, redessinant ainsi la finesse de l'architecture.

En lisant le nom de Krzysztof Warlikowski sur l'affiche, plus d'un attendait un iconoclasme provocateur, sur fond d'esthétique lavabo-bidet à laquelle d'aucuns réduisent le travail de Malgorzata Szczęśniak – la seule plomberie sur scène intervient au début de la soirée, alors que l'Infant essaie de s'extraire de sa torpeur mnésique, se remémorant sa rencontre avec Élisabeth [lire nos chroniques de Die Gezeichneten, A kékszakállú herceg vára, Alceste, Lulu, Die Frau ohne Schatten, Médée, Król Roger, Věc Makropulos et Iphigénie en Tauride]. Certes, on retrouve des invariants de la décoratrice attitrée du metteur en scène polonais, à l'instar des gradins du théâtre semi-circulaire de l'autodafé qui s'avance comme dans le rituel du Graal dans Parsifal [lire notre chronique du 4 mars 2008], tandis que l'usage de la projection vidéographique, ici préparée par Denis Guéguin, appartient au vocabulaire scénographique consacré par le duo slave.

Pour autant, on cherchera vainement dans ce spectacle très calibré de gratuites audaces – même les mouvements chorégraphiques de Claude Bardouil s'effacent presque pour ne pas risquer la diversion. Le plateau semble parfois près de l'épure, modulée par les éclairages de Felice Ross, accompagnant l'exploration des affects. L'emprunt à la technique cinématographique se limite essentiellement à quelques gros plans en noir et blanc sur les protagonistes, en particulier Don Carlos, la main sur la gâchette et le pistolet sur la tempe, tandis que le visage à moustache avalant un corps nu fait songer à une relecture par Dalí d'un des Goya noirs (Saturne dévorant ses enfants) où le visage de l'artiste surréaliste se substituerait à celui du dieu cannibale – métaphore de Philippe II sacrifiant son fils à la continuité du pouvoir ?... Quant au granulé qui parasite parfois la scène comme dans un vieux film, il place tout le premier acte, la rencontre de Fontainebleau, sous le signe du souvenir et de la turpitude psychologique qui agite le prince : idée habile et subtile qui n'aurait pas versé dans la distance émotionnelle si Philippe Jordan croyait vraiment à la puissance dramatique dudit acte. Si l'on reconnaîtra au directeur musical de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris la maîtrise des alchimies et des innovations de la partition, le sens de la construction n'échappe pas toujours à une coupable placidité extérieure. En réchappe l'extraordinaire Acte IV, l’un des plus beaux et aboutis de tout le répertoire, cependant que le final du V peine à maintenir la continuité de l'énergie dramatique et de sa transsubstantiation conclusive.

Bien que la caractérisation des personnages ait été davantage approfondie avec la seconde distribution, la première n'a pas manqué d'investir la lecture proposée, concentrée sur la fragilité humaine, sans s'attarder sur une agitation iconoclaste que d'aucuns confondent avec la direction d'acteur – il faut admettre qu'une telle économie prend le risque d'une illusion de statisme dans le grand vaisseau Bastille.

Très attendu dans le rôle-titre, Jonas Kaufmann remplit son contrat auprès de ses fidèles, soulignant de ses voilements de timbre une psyché torturée. Ce soin accordé à la couleur, parfois aux limites de la crédibilité dans certaines incarnations, ferait pourtant attendre une intelligibilité textuelle bien supérieure à ce que l'oreille reconnaît. Le même reproche est également opposable au Philippe II d'Ildar Abdrazakov, quand bien même l'émission n'appelle pas les mêmes expectations. La vulnérabilité du souverain, sensible à la manipulation, affleure cependant avec une belle justesse, entre autres dans sa magnifique méditation solitaire qui compense indéniablement cette réserve.

En Élisabeth, Sonya Yoncheva s'appuie sur la richesse de sa voix, quitte à céder un peu à ses sortilèges, au risque d'une retenue un rien monochrome encouragée par la baguette. Au meilleur dans les duos, son ultime confrontation avec Eboli l'extrait de cette fascination du son et compte parmi les grands moments de vérité de la soirée, rendant justice à une scène d'une remarquable pertinence, en termes de psychologie historique. Dans l'habit de cette jalouse rivale de la reine, Elīna Garanča rassemble ses moyens admirables pour galber la générosité de son idiosyncrasie vocale et défier l'endurance et les difficultés de sa partie, quitte à araser les valeurs sémiologiques du texte. Le seul à mettre à nu la complexité émotionnelle des mots qu'il chante est Ludovic Tézier. Si l'entrée de son Posa se révèle peut-être légèrement surdimensionnée, la finesse inouïe des inflexions de son verbe en fait un Rodrigue de grande classe, jusque dans une mort bravant le naturalisme par une symbolisation lyrique accomplie – le souffle des dernières paroles hante l'auditorium par-delà la mesure finale : le propre des interprétations magistrales.

À rebours des caricatures parfois en vigueur, Dmitri Belosselskiy n'a nul besoin d'alourdir l'autorité naturelle du Grand Inquisiteur [lire nos chroniques du 5 mai 2017 et du 9 juillet 2014]. Krzysztof Bączyk réserve un moine solide [lire notre chronique du 13 octobre 2016], fantôme de Charles-Quint qui ne recourt pas inutilement à l'artifice du surnaturel. Ève-Marie Hubeaux fait un parcours sans faute en Thibault, quand Julien Dran confère au Comte de Lerme une inusuelle consistance, ce qui n'est pas le signe d'un moindre talent [lire nos chroniques du 29 mars 2017, du 12 février 2016 et du 4 février 2014]. Mentionnons encore la Voix céleste de Silga Tīruma, efficace comme le Héraut de Hyun-Jong Roh, et le Chœur (au sein duquel on distinguera les députés flamands et les inquisiteurs du troisième acte) soigneusement préparé par José Luis Basso.

GC